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Je propose dans la catégorie : texte à lire
Site Web Pièce jointe: Simone_Weil_Note_sur_la_...es_partis_politiques.pdf
annonce déposée le : 02-11-2016
Par : avi
Note sur la suppression générale des partis politiques - Simone Weil, 1940

image de l'annonce 37418

Bonjour,

Le moment des élections approchant, serait-il judicieux de lire ou relire ce texte très profond de Simone Weil, publié initialement en 1940 ?

Simone Weil, à ne pas confondre avec Simone Veil (ex-ministre de la Santé), a eu une existence brève et peu banale, très engagée, allant jusqu'à se faire embaucher dans les usines pour éprouver la souffrance de ses contemporains ouvriers dans le travail à la chaîne. Voir son parcours sur Wikipedia.

A la question: "Les partis politiques nous représentent-ils ?", Simone Weil n'y va pas par quatre chemins:

"La première fin, et, en dernière analyse, l'unique  fin de tout  parti politique est sa propre croissance, et cela
sans aucune limite."

"Les partis  sont  des  organismes  publiquement, officiellement constitués  de  manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice."


Pourquoi les élections sont-elles organisées à grands frais comme des campagnes publicitaire ?

A ces questions et à d'autres, Simone Weil répond avec une passion qui lui est propre, et qui l'a animée toute sa vie.

Nous inspirera-t-elle ?


« Au lieu de combattre le vieux monde qui s'écroule de toutes parts,
construisez quelque chose de neuf et mettez-y toute votre énergie.

Ainsi le vieux monde privé d'énergie s'écroulera de lui-même. »

Bonne lecture.
Avi

NOTE SUR LA SUPPRESSION GÉNÉRALE DES PARTIS POLITIQUES

Simone Weil, 1940, Écrits de Londres, p. 126 et s.


Le mot  parti  est pris ici dans la signification qu'il a sur le continent européen. Le même mot  dans  les pays anglo-saxons désigne  une  réalité  tout  autre.  Elle a sa racine dans  la tradition anglaise et  n'est pas  transplantable. Un siècle et  demi  d'expérience le montre assez. Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de  jeu, de  sport, qui ne peut  exister que dans une institution d'origine aristocratique; tout  est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne.


L'idée  de  parti  n'entrait pas  dans  la  conception  politique française  de  1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club  des Jacobins. C'était d'abord seulement un lieu de libre discussion. Ce ne fut aucune espèce de mécanisme fatal  qui le transforma. C'est uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire.


Les luttes des factions sous la Terreur furent  gouvernées par  la pensée  si bien  formulée par  Tomski : «  Un parti  au  pouvoir et  tous les autres  en  prison.  »  Ainsi sur le  continent d'Europe  le totalitarisme est le péché originel des partis.


C'est d'une  part  l'héritage de la Terreur, d'autre part  l'influence de l'exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu'ils existent n'est nullement un motif  de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute  aux  yeux.  Le problème à  examiner, c'est  s'il y  a  en  eux  un  bien  qui l'emporte sur le mal et rende  ainsi leur existence désirable.


Mais il est beaucoup plus à propos  de  demander : Y a-t-il en eux même une  parcelle infinitésimale de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l'état  pur ou presque ?


S'ils sont du mal, il est certain qu'en  fait et dans la pratique ils ne peuvent produire que du mal. C'est un article  de foi. « Un bon arbre ne peut  jamais porter  de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits. »


Mais il faut d'abord reconnaître quel est le critère du bien.


Ce ne peut  être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l'utilité publique.


La démocratie, le pouvoir du  plus grand nombre, ne  sont pas des biens. Ce  sont des moyens  en vue du bien,  estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de  Weimar, au  lieu  de  Hitler, avait   décidé par  les voies  les plus rigoureusement parlementaires et légales  de  mettre les Juifs dans  des  camps de  concentration et  de  les torturer  avec raffinement jusqu'à  la mort,  les tortures n'auraient pas eu un atome de  légitimité de  plus qu'elles n'ont maintenant. Or pareille  chose n'est nullement inconcevable.


Seul ce qui est juste est légitime. Le crime et le mensonge ne le sont en aucun cas.


Notre  idéal  républicain procède entièrement de  la notion  de  volonté générale due  à Rousseau, Mais le sens de  la notion  a été  perdu presque  tout  de  suite, parce qu'elle  est complexe et demande un degré d'attention élevé.


Quelques chapitres mis à part, peu de livres sont beaux, forts, lucides et clairs comme Le Contrat Social. On dit que peu de livres ont eu autant d'influence. Mais en fait tout s'est passé et se passe encore comme s'il n'avait jamais été lu.


Rousseau partait de deux évidences. L'une, que la raison discerne  et choisit la justice et l'utilité  innocente, et  que  tout  crime  a pour  mobile la passion. L'autre,  que  la raison est identique chez  tous les hommes,  au  lieu que  les passions, le plus souvent,  diffèrent.  Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout  seul et exprime  une opinion, et si ensuite  les opinions  sont comparées entre  elles, probablement elles coïncideront par  la partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les erreurs.

C'est  uniquement en  vertu  d'un  raisonnement  de  ce   genre   qu'on   admet que   le consensus universel indique la vérité.


La vérité est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont indéfiniment variables. Ainsi les hommes  convergent dans le juste et le vrai, au lieu que  le mensonge et le crime les font  indéfiniment diverger. L'union étant une force matérielle, on peut  espérer trouver là une ressource pour rendre  ici-bas la vérité et la justice matériellement plus fortes que  le crime et l'erreur.


Il y faut  un mécanisme convenable. Si la démocratie constitue un tel mécanisme, elle est bonne. Autrement non.


Un vouloir injuste commun à toute la nation n'était aucunement supérieur aux yeux de

Rousseau — et il était  dans le vrai — au vouloir injuste d'un homme.


Rousseau pensait  seulement que  le plus souvent  un vouloir  commun à tout  un peuple est en fait  conforme à la justice, par  la neutralisation mutuelle et  la compensation  des passions particulières. C'était là pour  lui l'unique  motif  de  préférer  le vouloir  du peuple à un vouloir particulier.


C'est  ainsi  qu'une certaine  masse  d'eau, quoique composée de  particules  qui  se meuvent et se heurtent sans cesse, est dans un équilibre et un repos parfaits.  Elle renvoie aux objets leurs images  avec une  vérité  irréprochable. Elle indique parfaitement le plan horizontal.  Elle dit sans erreur la densité des objets qu'on  y plonge.


Si   des  individus   passionnés,  enclins  par   la  passion  au  crime   et  au  mensonge,  se composent de  la même manière en un peuple véridique et juste, alors il est bon  que  le peuple soit souverain.  Une constitution démocratique est bonne si d'abord elle accomplit dans le peuple cet  état d'équilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés.


Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu'une chose  est juste parce que le peuple la veut,  mais qu'à  certaines conditions le vouloir  du peuple a plus de  chances qu'aucun autre  vouloir d'être conforme à la justice.


Il y a  plusieurs conditions  indispensables pour  pouvoir appliquer la  notion  de  volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l'attention.


L'une  est  qu'au  moment  où  le  peuple  prend conscience  d'un   de   ses vouloirs  et l'exprime,  il n'y ait aucune espèce de passion collective.


Il est tout  à fait  évident que  le raisonnement de  Rousseau tombe dès qu'il y a passion collective. Rousseau le savait bien. La passion collective est une impulsion de crime  et de mensonge infiniment plus puissante qu'aucune passion individuelle. Les impulsions mauvaises,   en  ce  cas,  loin  de  se  neutraliser,  se  portent  mutuellement à  la  millième puissance. La pression est presque  irrésistible, sinon pour les saints authentiques.


Une eau  mise en  mouvement par  un  courant violent,  impétueux, ne  reflète  plus les objets, n'a plus une surface horizontale, n'indique plus les densités.


Et il importe très peu qu'elle  soit mue par un seul courant ou par cinq  ou six courants qui se heurtent et font des remous. Elle est également troublée dans les deux cas.

 

Si une  seule passion collective saisit tout  un pays, le pays entier  est unanime dans  le crime.  Si deux  ou quatre ou cinq  ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en plusieurs bandes de  criminels.  Les passions divergentes ne  se neutralisent pas, comme c'est  le cas  pour  une  poussière  de  passions individuelles fondues dans  une  masse; le nombre est bien  trop petit,  la force de chacune est bien  trop  grande, pour  qu'il puisse y avoir  neutralisation.  La  lutte   les  exaspère.  Elles se  heurtent avec  un  bruit  vraiment infernal,  et qui rend impossible d'entendre même une seconde la voix de la justice et de la vérité, toujours presque  imperceptible.


Quand il y a  passion  collective dans  un  pays, il y a  probabilité pour  que  n'importe quelle  volonté particulière soit plus proche de  la justice et  de  la raison que  la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature.


La  seconde condition est  que  le  peuple ait  à  exprimer  son  vouloir  à  l'égard des problèmes de  la  vie  publique, et  non  pas à  faire  seulement un  choix  de  personnes. Encore  moins un choix  de  collectivités irresponsables.  Car  la volonté générale est sans aucune relation avec un tel choix.


S'il  y a  eu  en  1789 une  certaine expression  de  la  volonté générale, bien  qu'on  eût adopté le système représentatif faute de  savoir en imaginer un autre,  c'est qu'il y avait eu bien  autre  chose  que  des élections. Tout ce  qu'il y avait  de  vivant  à travers tout  le pays — et le pays débordait alors de  vie — avait  cherché à exprimer  une  pensée  par l'organe des cahiers  de revendications. Les représentants s'étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée;  ils en gardaient l'a chaleur; ils sentaient  le  pays  attentif  à   leurs  paroles,   jaloux   de   surveiller  si   elles  traduisaient exactement  ses aspirations.  Pendant quelque  temps   —  peu   de  temps   —  ils  furent vraiment de simples organes  d'expression pour la pensée  publique.


Pareille chose ne se produisit jamais plus.


Le seul énoncé de ces deux  conditions montre que  nous n'avons  jamais rien connu qui ressemble  même de  loin à  une  démocratie. Dans ce  que  nous nommons de  ce  nom, jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problème de  la vie  publique;  et  tout   ce   qui  échappe aux  intérêts  particuliers  est  livré  aux  passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées.


L'usage même des mots de  démocratie et de  république oblige à examiner avec une attention extrême les deux problèmes que voici :


Comment donner en fait aux hommes  qui composent le peuple de France la possibilité d'exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ?


Comment empêcher, au  moment où le peuple est interrogé, qu'il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ?


Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de légitimité républicaine. Des solutions ne sont pas faciles à concevoir. Mais il est évident, après examen attentif, que toute solution impliquerait d'abord la suppression des partis politiques.


Pour apprécier les partis politiques selon le critère de  la vérité,  de  la justice, du.  .bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels.


On peut  en énumérer trois :


Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.

 

Un parti  politique est une  organisation construite de  manière à  exercer une  pression collective sur la pensée  de chacun des êtres humains qui en sont membres.


La première fin, et, en dernière analyse, l'unique  fin de tout  parti politique est sa propre croissance, et cela  sans aucune limite.


Par ce triple  caractère, tout  parti  est totalitaire en germe et en aspiration. S'il ne l'est pas en fait, c'est seulement parce que ceux qui l'entourent ne le sont pas moins que lui.


Ces trois caractères sont des vérités de  fait évidentes à quiconque s'est approché de la vie des partis.


Le  troisième  est  un  cas  particulier d'un  phénomène qui  se  produit partout  où  le collectif domine les êtres  pensants.  C'est  le  retournement de  la  relation entre  fin  et moyen. Partout,  sans exception,  toutes  les choses  généralement considérées  comme des fins sont par  nature, par  définition, par  essence  et  de  la manière la plus évidente uniquement des moyens.  On  pourrait en  citer  autant d'exemples qu'on  voudrait dans tous les domaines. Argent, pouvoir, Etat, grandeur nationale,  production économique, diplômes universitaires ; et beaucoup d'autres.


Le bien  seul est une fin. Tout ce  qui appartient au domaine des faits est de l'ordre des moyens.  Mais la pensée  collective est incapable de  s'élever au-dessus du domaine des faits.  C'est  une   pensée   animale.  Elle  n'a   la  notion   du   bien   que   juste  assez  pour commettre l'erreur de prendre tel ou tel moyen pour un bien absolu.


Il en est ainsi des partis. Un parti  est en principe un instrument  pour  servir une certaine conception du bien public.


Cela est vrai même de ceux qui sont liés aux intérêts d'une  catégorie sociale,  car il est toujours une certaine conception du bien public en vertu de laquelle il y aurait coïncidence entre le bien public et ces intérêts. Mais cette conception est extrêmement vague. Cela est vrai sans exception et presque  sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si profondément qu'il ait étudié la politique, ne serait capable d'un exposé précis et clair relativement à la doctrine d'aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre.


Les  gens   ne   s'avouent  guère   cela   à   eux-mêmes.  S'ils   se  l'avouaient,  ils   seraient naïvement tentés  d'y  voir  une  marque d'incapacité  personnelle, faute d'avoir  reconnu que  l'expression : « Doctrine d'un parti politique » ne peut  jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification.


Un homme, passât-il sa vie à écrire  et à examiner des problèmes d'idées,  n'a  que  très rarement une  doctrine. Une  collectivité n'en  a  jamais. Ce  n'est  pas  une  marchandise collective.


On peut  parler,  il est vrai, de  doctrine chrétienne, doctrine hindoue, doctrine pythagoricienne, et ainsi de suite. Ce qui est alors désigné par ce mot n'est ni individuel ni collectif; c'est  une  chose  située  infiniment au-dessus  de  l'un  et  l'autre  domaine. C'est, purement et simplement, la vérité.


La fin d'un parti  politique est chose  vague et irréelle. Si elle était  réelle, elle exigerait un très grand effort  d'attention, car  une conception du bien  public n'est pas chose  facile à penser.  L'existence du  parti  est palpable, évidente, et  n'exige  aucun effort  pour  être reconnue. Il est ainsi inévitable qu'en  fait le parti soit à lui-même sa propre fin.


Il y a dès lors idolâtrie, car Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même.

 

La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire  et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu'il possède  une large quantité de pouvoir.


Mais aucune quantité finie de  pouvoir ne peut  jamais être  en fait  regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti  se trouve  en fait, par l'effet  de l'absence de pensée, dans un état continuel d'impuissance qu'il  attribue toujours à  l'insuffisance du pouvoir dont   il dispose.  Serait-il maître  absolu  du  pays, les nécessités  internationales imposent des limites étroites.


Ainsi la tendance essentielle  des  partis  est totalitaire,  non  seulement  relativement  à une  nation,  mais  relativement  au  globe terrestre.  C'est  précisément  parce que   la conception du bien  public propre à tel ou tel parti  est une fiction,  une chose  vide,  sans réalité,  qu'elle  impose  la  recherche de  la puissance totale. Toute  réalité  implique  par elle-même une limite. Ce qui n'existe pas du tout n'est jamais limitable.

C'est pour cela qu'il y a affinité, alliance entre le totalitarisme et le mensonge. Beaucoup de gens, il est vrai, ne songent jamais à une puissance totale; cette pensée leur ferait  peur.  Elle est vertigineuse, et il faut  une espèce de  grandeur pour  la soutenir.

Ces gens-là,  quand ils s'intéressent à un parti,  se contentent d'en  désirer la croissance; mais comme une  chose  qui  ne comporte aucune limite.  S'il y a trois membres de  plus cette année que  l'an  dernier,  ou  si la collecte a rapporté cent francs  de  plus, ils sont contents.  Mais  ils  désirent  que   cela  continue  indéfiniment  dans  la  même direction. Jamais ils ne concevraient que  leur parti  puisse avoir  en aucun cas  trop  de  membres, trop d'électeurs, trop d'argent.


Le tempérament révolutionnaire mène  à concevoir la totalité. Le tempérament petit- bourgeois mène  à s'installer dans  l'image d'un  progrès  lent,  continu et  sans limite.  Mais dans les deux  cas la croissance matérielle du  parti  devient l'unique  critère  par,  rapport auquel se définissent en toutes choses le bien  et le mal.  Exactement comme si le parti était  un animal à l'engrais, et que l'univers eût été créé  pour le faire engraisser.


On ne peut  servir Dieu et Mammon. Si on a un critère  du bien autre  que le bien, on perd la notion  du bien.


Dès lors que  la croissance du parti  constitue un critère  du bien, il s'ensuit inévitablement une  pression collective du  parti  sur les pensées des hommes.  Cette pression s'exerce  en fait.  Elle s'étale  publiquement. Elle est  avouée, proclamée. Cela  nous  ferait  horreur  si l'accoutumance ne nous avait  pas tellement endurcis.


Les partis  sont  des  organismes  publiquement, officiellement constitués  de  manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.


La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but  avoué de  la propagande est de  persuader et non  pas de  communiquer de  la lumière.  Hitler a très bien  vu que  la propagande  est toujours  une  tentative d'asservissement  des esprits. Tous les partis font  de la propagande. Celui qui n'en ferait  pas disparaîtrait du fait que  les autres en font. Tous avouent qu'ils font de la propagande. Aucun n'est audacieux dans le mensonge  au  point   d'affirmer  qu'il  entreprend  l'éducation  du   public,  qu'il  forme   le jugement du peuple.


Les partis parlent, il est  vrai,  d'éducation  à  l'égard de  ceux  qui  sont  venus  à  eux, sympathisants,  jeunes,  nouveaux  adhérents.  Ce  mot   est  un  mensonge.  Il s'agit  d'un dressage  pour  préparer l'emprise bien  plus rigoureuse  exercée par  le parti  sur la pensée de ses membres.

 

Supposons un membre d'un  parti  — député, candidat à la députation, ou simplement militant  — qui prenne en public l'engagement que  voici  : « Toutes les fois que  j'examinerai n'importe quel problème politique ou social, je m'engage à oublier  absolument le fait que je suis membre de  tel  groupe, et  à  me  préoccuper  exclusivement de  discerner  le bien public et la justice. »


Ce   langage  serait   très   mal   accueilli.   Les  siens   et   même  beaucoup   d'autres l'accuseraient de  trahison.  Les moins hostiles diraient : « Pourquoi  alors a-t-il adhéré à un parti  ?» — avouant ainsi naïvement qu'en  entrant dans  un parti  on renonce à chercher uniquement le bien  public et la justice. Cet  homme serait exclu de son parti,  ou au moins en perdrait l'investiture; il ne serait certainement pas élu.


Mais bien  plus, il ne semble  même pas possible qu'un  tel langage soit tenir. En fait, sauf erreur, il ne l'a jamais été. Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c'était seulement par  des hommes  désireux  de  gouverner avec l'appui de  partis  autres que   le  leur.  De  telles  paroles   sonnaient  alors  comme une  sorte  de  manquement à l'honneur.


En revanche on trouve  tout  à fait naturel,  raisonnable et honorable que  quelqu'un dise

: « Comme conservateur — » ou : « Comme socialiste — je pense que... »


Cela,  il est vrai, n'est pas propre aux partis. On ne rougit pas non plus de dire : « Comme

Français, je pense que... »  « Comme catholique, je pense que... »


Des petites  filles, qui se disaient attachées au gaullisme  comme à l'équivalent français de l'hitlérisme, ajoutaient : « La vérité  est relative,  même en géométrie. » Elles  touchaient le point  central.


S'il n'y a pas de vérité, il est légitime de penser de telle ou telle manière en tant  qu'on  se trouve  être  en fait  telle  ou telle  chose.  Comme on  a des cheveux noirs, bruns, roux ou blonds, parce qu'on  est comme cela, on émet aussi telles et telles pensées.  La pensée, comme les cheveux, est alors le produit d'un processus physique d'élimination.


Si  on  reconnaît qu'il  y a  une  vérité,  il n'est permis de  penser  que  ce  qui  est vrai.  On pense alors telle chose,  non parce qu'on  se trouve  être en fait Français, ou catholique, ou socialiste, mais parce que  la lumière  irrésistible de  l'évidence oblige à penser  ainsi et non autrement.


S'il  n'y  a   pas  évidence,  s'il  y  a   doute,  il  est  alors  évident  que   dans  l'état   de connaissances dont  on dispose la question  est douteuse. S'il y a une faible  probabilité d'un côté, il est évident qu'il y a une  faible  probabilité; et ainsi de  suite. Dans tous les cas, la lumière  intérieure  accorde toujours  à  quiconque la consulte une  réponse  manifeste. Le contenu de la réponse  est plus ou moins affirmatif; peu  importe. Il est toujours susceptible de  révision ; mais aucune correction ne  peut  être  apportée, sinon par  davantage de lumière intérieure.


Si  un homme, membre d'un  parti,  est absolument résolu à  n'être  fidèle  en  toutes ses pensées  qu'à  la  lumière  intérieure  exclusivement et  à  rien  d'autre, il ne  peut  pas faire connaître cette résolution à son parti, Il est alors vis-à-vis de lui en état de mensonge.


C'est une situation qui ne peut  être acceptée qu'à  cause  de la nécessité  qui contraint à se trouver  dans  un parti  pour  prendre part  efficacement aux  affaires  publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis.


Un homme qui  n'a  pas  pris la  résolution  de  fidélité   exclusive  à  la  lumière  intérieure installe  le  mensonge au  centre même de  l'âme.   Les ténèbres  intérieures  en  sont  la punition.


On tenterait vainement de s'en tirer par la distinction entre la liberté intérieure  et la discipline  extérieure. Car il faut alors mentir au public, envers qui tout candidat, tout élu, a une obligation particulière de vérité.

Si je m'apprête à dire,  au  nom  de  mon  parti,  des choses  que  j'estime  contraires  à la vérité et à la justice, vais-je l'indiquer dans un avertissement préalable ? Si je ne le fais pas, je mens.


De ces trois formes de  mensonge — au parti,  au public, à soi-même — la première est de  loin la moins  mauvaise.  Mais  si l'appartenance à  un parti  contraint  toujours,  en  tout cas, au mensonge, l'existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal.


Il était  fréquent de voir dans des annonces de réunion : M. X. exposera le point  de vue communiste (sur le problème qui est l'objet de la réunion).  M. Y. exposera  le point  de vue socialiste. M. Z. exposera le point  de vue radical.-


Comment ces malheureux s'y prenaient-ils pour connaître le point  de vue qu'ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel oracle ? Une collectivité n'a pas de langue ni de plume.  Les organes d'expression  sont tous individuels.  La collectivité socialiste ne réside en aucun individu.  La collectivité radicale non plus. La collectivité communiste réside en Staline, mais il est loin; on ne peut  pas lui téléphoner avant de parler dans une réunion.


Non, MM. X., Y. et Z. se consultaient eux-mêmes. Mais comme ils étaient honnêtes, ils se mettaient d'abord dans un état mental spécial,  un état semblable à celui où les avait  mis si souvent l'atmosphère des milieux communiste, socialiste, radical.


Si, s'étant  mis dans cet  état,  on se laisse aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme aux « points de vue » communiste, socialiste, radical.


A condition, bien  entendu, de  s'interdire rigoureusement tout  effort  d'attention en vue de discerner  la justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort,  on risquerait — comble d'horreur  — d'exprimer un « point  de vue personnel  ».


Car de nos jours la tension vers la justice et la vérité  est regardée comme répondant à un point  de vue personnel.


Quand Ponce  Pilate a demandé au Christ: «Qu'est-ce  que  la vérité ? » le Christ n'a pas répondu. Il avait  répondu d'avance en disant : « Je suis venu  porter  témoignage pour  la vérité. »


Il n'y a qu'une réponse.  La vérité,  ce  sont les pensées  qui surgissent dans  l'esprit d'une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité.


Le mensonge, l'erreur — mots synonymes — ce sont les pensées de ceux qui ne désirent pas  la vérité,  et  de  ceux  qui  désirent la vérité  et  autre  chose  en  plus. Par exemple qui désirent la vérité et en plus la conformité avec telle ou telle pensée  établie.


Mais comment "désirer la vérité sans rien savoir d'elle  ? C'est là le mystère des mystères. Les mots qui expriment une perfection inconcevable à l'homme — Dieu, vérité,  justice — prononcés intérieurement avec désir, sans être joints à aucune conception, ont le pouvoir d'élever l'âme  et de l'inonder de lumière.


C'est en désirant  la vérité  à vide  et sans tenter  d'en  deviner d'avance le contenu qu'on reçoit  la lumière. C'est là tout le mécanisme de l'attention.

 

Il est impossible d'examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d'une  part  à discerner  la vérité, la justice, le bien  public, d'autre part  à  conserver l'attitude  qui  convient à  un  membre de  tel  groupement. La faculté humaine d'attention n'est pas capable simultanément des deux  soucis. En fait quiconque s'attache à l'un abandonne l'autre.


Mais aucune souffrance, n'attend celui qui abandonne la justice et la vérité. Au lieu que  le système des partis comporte les pénalités les plus douloureuses pour l'indocilité. Des pénalités qui atteignent presque  tout — la carrière,  les sentiments, l'amitié,  la réputation, la partie extérieure de l'honneur,  parfois même la vie de famille. Le parti communiste a porté le système à sa perfection.


Même chez  celui   qui  intérieurement  ne  cède pas,  l'existence  de  pénalités  fausse inévitablement le discernement. Car s'il veut réagir contre l'emprise du parti, cette volonté de  réaction est elle-même un mobile étranger à la vérité  et  dont  il faut  se méfier.  Mais cette méfiance aussi; et ainsi de suite. L'attention véritable est un état tellement difficile à l'homme, tellement violent,  que  tout  trouble personnel   de  la  sensibilité  suffit  à  y  faire obstacle. Il en résulte l'obligation  impérieuse de protéger autant qu'on  peut  la faculté de discernement qu'on  porte  en soi-même contre le tumulte des espérances et des craintes personnelles.


Si un homme fait  des calculs numériques très complexes en sachant qu'il sera fouetté toutes  les fois qu'il obtiendra comme résultat  un nombre pair, sa situation  est très difficile. Quelque chose  dans la partie charnelle de  l'âme  le poussera à donner un petit  coup de pouce aux calculs pour  obtenir toujours un nombre impair.  En voulant réagir il risquera de trouver  un  nombre pair  même là  où  il n'en  faut  pas. Prise dans cette oscillation, son attention n'est plus intacte. Si les calculs  sont complexes au  point  d'exiger de  sa part  la plénitude de l'attention, il est inévitable qu'il se trompe très souvent.  Il ne servira à rien qu'il soit très intelligent, très courageux, très soucieux de vérité.


Que  doit-il  faire ? C'est  très simple. S'il  peut  échapper des  mains de  ces  gens  qui  le menacent du fouet,  il doit fuir. S'il a pu éviter de tomber entre leurs mains, il devait l'éviter.


Il en  est   exactement  ainsi  des   partis   politiques.


Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu'il est impossible d'intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s'intéresse à la chose publique désire s'y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre  chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public.


Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays,  pas  un  esprit  ne  donne son  attention à  l'effort   de  discerner,   dans  les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité.


Il en résulte que  — sauf un très petit  nombre de coïncidences fortuites — il n'est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité.


Si on confiait au diable l'organisation de  la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux.


Si la réalité  a été  un peu  moins sombre,  c'est  que  les partis n'avaient pas encore tout dévoré. Mais en fait, a-t-elle  été  un peu  moins sombre ? N'était-elle pas exactement aussi sombre que le tableau esquissé ici ? L'événement ne l'a-t-il pas montré ?

 

Il faut  avouer que  le mécanisme d'oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l'histoire par l'Église catholique dans sa lutte contre l'hérésie.


Un converti qui entre  dans l'Église — ou un fidèle  qui délibère avec lui-même et résout d'y demeurer — a aperçu dans le dogme du vrai et du bien. Mais en franchissant le seuil il professe du même coup n'être  pas frappé par les anathema sit, c'est-à-dire accepter en bloc  tous les articles dits « de  foi stricte ». Ces articles, il ne les a pas étudiés. Même avec un haut  degré d'intelligence et de  culture,  une vie entière  ne suffirait pas à cette étude, vu qu'elle  implique celle des circonstances historiques de chaque condamnation.


Comment adhérer à  des affirmations qu'on  ne  connaît pas?  Il suffît de  se soumettre inconditionnellement à l'autorité d'où  elles émanent.


C'est  pourquoi saint  Thomas  ne  veut  soutenir  ses affirmations que  par  l'autorité de l'Église, à l'exclusion  de  tout  autre  argument. Car,  dit-il, il n'en  faut  pas davantage pour ceux qui l'acceptent; et aucun argument ne persuaderait ceux qui la refusent.


Ainsi la lumière  intérieure  de  l'évidence, cette faculté de  discernement accordée d'en haut  à l'âme  humaine comme réponse  au désir de vérité, est mise au rebut,  condamnée aux  tâches  serviles, comme de  faire  des  additions, exclue   de  toutes   les recherches relatives  à la destinée spirituelle  de  l'homme. Le mobile de  la pensée  n'est plus le désir inconditionné,  non   défini,   de   la   vérité,   mais  le   désir  de   la   conformité  avec  un enseignement établi d'avance.


Que  l'Église fondée par  le Christ ait  ainsi dans  une  si  large  mesure  étouffé l'esprit de vérité  — et  si, malgré l'Inquisition, elle  ne  l'a  pas fait  totalement, c'est  que  la  mystique offrait  un refuge sûr — c'est une ironie tragique. On l'a souvent  remarqué. Mais on a moins remarqué  une   autre   ironie   tragique.  C'est   que   le   mouvement  de   révolte  contre l'étouffement des  esprits sous le  régime inquisitorial a  pris une  orientation telle  qu'il  a poursuivi l'œuvre  d'étouffement des esprits.


La Réforme  et  l'humanisme de  la  Renaissance,  double produit de  cette révolte,  ont largement contribué à susciter, après trois siècles de  maturation, l'esprit de  1789. Il en est résulté après un certain délai  notre  démocratie fondée sur le jeu des partis, dont  chacun est une  petite Église profane armée de  la menace  d'excommunication. L'influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque.


Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l'action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes.  Mais il n'a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu'il ignore.  Ainsi il soumet sa pensée  à l'autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen.


C'est  exactement la  situation de  celui qui  adhère à  l'orthodoxie catholique  conçue comme fait saint Thomas.


Si  un homme disait,  en  demandant sa carte de membre : «  Je suis d'accord avec le parti  sur tel, tel, tel point;  je n'ai pas étudié ses autres  positions et je réserve entièrement mon  opinion tant  que  je n'en aurai  pas fait l'étude », on le prierait  sans doute de repasser plus tard.


Mais en  fait,  sauf  exceptions très rares, un  homme qui  entre  dans  un  parti  adopte docilement l'attitude d'esprit qu'il exprimera plus tard  par les mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que... » C'est tellement confortable ! Car c'est ne pas penser. Il n'y a rien de plus confortable que de ne pas penser.

 

Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu'ils sont des machines à fabriquer de la  passion  collective, il est si  visible qu'il  n'a  pas  à  être  établi. La passion  collective  est l'unique   énergie  dont   disposent   les partis  pour   la  propagande  extérieure et  pour   la pression exercée sur l'âme  de chaque membre.


On  avoue  que   l'esprit  de   parti   aveugle,  rend   sourd  à  la  justice,  pousse  même d'honnêtes gens à l'acharnement le plus cruel  contre des innocents. On l'avoue, mais on ne pense pas à supprimer les organismes  qui fabriquent un tel esprit.


Cependant on interdit  les stupéfiants.


Il y a quand même des gens adonnés aux stupéfiants.


Mais il y en aurait  davantage si l'Etat organisait la vente de l'opium  et de la cocaïne dans tous   les   bureaux   de    tabac,   avec   affiches  de    publicité   pour    encourager   les consommateurs.


La conclusion, c'est que  l'institution des partis semble  bien  constituer du mal à peu  près sans mélange.  Ils  sont  mauvais  dans  leur  principe,  et  pratiquement leurs  effets  sont mauvais.


La suppression des partis serait du  bien  presque pur. Elle est éminemment légitime en principe et ne paraît  susceptible pratiquement que de bons effets.


Les  candidats  diront   aux  électeurs,  non   pas  :  «   J'ai  telle   étiquette  »   —  ce   qui pratiquement   n'apprend   rigoureusement  rien   au   public  sur  leur   attitude  concrète concernant les problèmes concrets — mais : « Je pense telle, telle et telle chose  à l'égard de tel, tel, tel grand problème. »


Les élus s'associeront  et se dissocieront  selon le jeu naturel  et mouvant des affinités.  Je peux  très bien  être en accord avec M. A. sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne; et inversement pour M. B. Si on parle  de colonisation, j'irai, avant la séance, causer un peu avec M. A.; si on parle  de propriété paysanne, avec M. B.


La cristallisation artificielle en  partis coïncidait si  peu  avec les affinités  réelles  qu'un député pouvait être en désaccord, pour toutes les attitudes concrètes, avec un collègue de son parti, et en accord avec un homme d'un autre  parti.


Combien de  fois, en Allemagne, en 1932, un communiste et un nazi, discutant dans la rue, ont  été  frappés de  vertige mental en constatant qu'ils étaient d'accord sur tous les points !


Hors du Parlement, comme il existerait des revues d'idées,  il y aurait  tout  naturellement autour d'elles  des milieux. Mais  ces milieux  devraient être  maintenus à l'état  de  fluidité. C'est  la  fluidité   qui  distingue  du  parti   un  milieu  d'affinité  et  l'empêche  d'avoir  une influence mauvaise. Quand on fréquente amicalement celui  qui dirige  telle  revue,  ceux qui y écrivent souvent,  quand on y écrit  soi-même,  on sait qu'on  est en contact avec le milieu  de  cette revue.  Mais on ne sait pas soi-même si on en fait  partie; il n'y a pas de distinction nette entre  le dedans et  le dehors.  Plus loin, il y a ceux qui  lisent la revue  et connaissent un ou deux de ceux qui y écrivent. Plus loin, les lecteurs réguliers qui y puisent une  inspiration.  Plus loin, les lecteurs  occasionnels. Mais personne ne songerait à penser ou à dire : « En tant  que lié à telle revue, je pense que... »


Quand des collaborateurs à  une  revue  se présentent aux  élections, il doit  leur  être interdit  de  se réclamer de  la  revue.  Il doit  être  interdit  à  la  revue  de  leur  donner une investiture, ou d'aider directement ou indirectement leur candidature, ou même d'en  faire mention.

 

Tout groupe d' « amis » de telle revue devrait être interdit.


Si  une  revue  empêche ses collaborateurs, sous peine   de  rupture,   de  collaborer à d'autres  publications quelles  qu'elles  soient,  elle  doit  être  supprimée dès que  le fait  est prouvé.


Ceci  implique un régime de  la presse rendant impossibles les publications auxquelles il est déshonorant de collaborer (genre Gringoire,  Marie-Claire, etc.).


Toutes les fois qu'un  milieu tentera de se cristalliser en donnant un caractère défini  à la qualité de membre, il y aura répression pénale quand le fait semblera établi.


Bien  entendu il y  aura  des  partis clandestins. Mais leurs membres auront mauvaise conscience.  Ils  ne  pourront  plus  faire  profession   publique  de   servilité  d'esprit.   Ils  ne pourront faire aucune propagande au nom  du parti. Le parti  ne pourra  plus les tenir dans un réseau sans issue d'intérêts, de sentiments et d'obligations.


Toutes les fois qu'une loi est impartiale, équitable, et fondée sur une vue du bien  public facilement assimilable  pour  le peuple, elle affaiblit tout  ce  qu'elle  interdit.  Elle l'affaiblit du fait  seul qu'elle  existe, et  indépendamment des mesures répressives qui  cherchent à en assurer l'application.


Cette majesté intrinsèque de  la  loi  est un  facteur de  la  vie  publique qui  est oublié depuis longtemps et dont  il faut  faire usage.


Il semble  n'y avoir  dans l'existence de  partis clandestins aucun inconvénient "qui ne se trouve  à un degré bien plus élevé  du fait des partis légaux.


D'une  manière générale, un  examen attentif ne  semble  laisser voir  à  aucun égard aucun inconvénient d'aucune espèce attaché à la suppression des partis.


Par un singulier paradoxe les mesures de ce  genre,  qui sont sans inconvénients, sont en fait  celles  qui  ont  le moins de  chances d'être décidées. On  se dit : si  c'était si  simple, pourquoi est-ce que cela  n'aurait pas été fait depuis longtemps ?


Pourtant,  généralement, les grandes choses sont faciles et simples.


Celle-ci étendrait sa vertu  d'assainissement  bien  au-delà des  affaires  publiques. Car l'esprit de parti en était  arrivé à tout contaminer.


Les institutions qui  déterminent le jeu  de  la  vie  publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée,  à cause  du prestige  du pouvoir.


On en est arrivé à ne presque  plus penser, dans aucun domaine, qu'en  prenant position « pour  » ou « contre » une  opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti.


Comme, dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord.


C'est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux.


D'autres, ayant pris position pour  une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire.


Quand Einstein vint  en  France,  tous les gens  des milieux  plus ou  moins  intellectuels,  y

 

compris  les savants  eux-mêmes,  se  divisèrent   en  deux  camps,  pour  et  contre. Toute pensée  scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l'esprit de parti. Il y a d'ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries,  à l'état  plus ou moins cristallisé.


Dans l'art et la littérature, c'est bien  plus visible encore. Cubisme  et surréalisme ont  été des espèces  de  partis. On était  « gidien » comme on était  « maurrassien  ». Pour avoir  un nom, il est utile d'être entouré d'une  bande d'admirateurs animés de l'esprit de parti.


De  même  il  n'y  avait  pas  grande  différence  entre   l'attachement  à  un  parti   et l'attachement à une  Église ou bien  à l'attitude  antireligieuse. On était  pour  ou contre la croyance en Dieu, pour  ou contre le christianisme,  et ainsi de  suite. On en est arrivé, en matière de religion, à parler de militants.


Même dans les écoles  on ne sait plus stimuler autrement la pensée  des enfants qu'en  les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit   : «   Êtes-vous  d'accord  ou  non   ?  Développez  vos  arguments.  »   A  l'examen  les malheureux, devant avoir  fini leur dissertation  au bout  de  trois heures, ne peuvent passer plus de  cinq  minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de  leur dire : « Méditez ce texte  et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit ».


Presque  partout — et  même souvent  pour  des  problèmes purement  techniques — l'opération  de   prendre  parti,   de   prendre  position   pour   ou  contre,  s'est  substituée   à l'obligation de la pensée.


C'est là une lèpre  qui a pris origine  dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque  à la totalité de la pensée.


Il est douteux qu'on  puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.


Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (1940), Écrits de Londres, p. 126 et s.


Source: http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Simone_Weil_Note_sur_la_suppression_generale_des_partis_politiques.pdf



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Cette page, mise en ligne le 02-11-2016, a été consultée par 1026 visiteurs
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