Mardi 26 mars 2013, 2 heures du matin, 6 heures en France

Comme d’habitude, je me suis endormie tôt, après avoir lu quelques pages de Charlotte Delbo. Après donc avoir lu quelques pages terrifiantes de sa vie dans les camps, je me suis endormie profondément. Je ne sais pas pourquoi j’ai ce livre avec moi. Je l’ai acheté depuis longtemps mais je ne le lisais pas car je trouvais que son sujet humain demandait d’être lu ici dans cet espace sacré et sans doute ai-je besoin de prendre enfin la dimension de la tragédie humaine. Vivre est aussi une tragédie et j’ai besoin d’en prendre conscience et surtout d’en accepter l’idée. Si je n’en accepte pas l’idée, je ne peux pas guérir, je ne peux pas me lover dans les ailes de l’ange, ni me blottir dans les bras de la Mère, ni m’abandonner à la bouleversante compassion du Christ. Je sens des larmes en moi qui ne sortent pas encore et qui sont là, au bord. Ce ne sont pas des larmes d’émotion d’être vivante et aimante, ce sont les larmes de ma tragédie. C’est cela qu’il y a ici et que je n’ai pas vu la première fois. Tous ces êtres qui arrivent avec leur humanité, leur souffrance, leur tragédie, tous ces êtres qui viennent chercher l’aide et le soutien de Dieu. Les voir et reconnaître cette réalité c’est entrer dans une nouvelle perception de la vie. Je pense à A. qui s’enfonce lentement dans l’obscurité et à P. qui veille sur elle, qui lui propose chaque matin « que veux-tu mettre aujourd’hui ? », qui coiffe ses cheveux noirs et noue sa longue tresse, qui remplit son assiette en lui racontant les couleurs, qui est attentif au moindre petit geste de l’instant, je pense à eux et un bout de la vie se révèle à moi. Il est deux heures du matin à Abadiania, je me suis réveillée il y a trois heures et j’écris dans la nuit. Je pensais revenir ici pour retrouver l’Amour et la Lumière et les ramener avec moi et j’ignorais que ce qui m’attendait c’était d’abord de reconnaître, d’accepter et d’accueillir ma tragédie avec compassion. Je me sens petite comme une enfant qui a besoin d’être consolée du grand chagrin qui la submerge. Je croyais la connaître mais c’est elle que je rencontre, cette enfant et c’est aussi moi aujourd’hui. C’est nous deux, étroitement enlacées dans une étreinte répétée de toute éternité. J’ai besoin de silence. Le silence ici s’impose, les bla bla me fatiguent plus que partout ailleurs, et la dérision et l’intrusion me choquent pour ne pas dire me scandalisent. J’ai besoin de silence pour croiser les regards et échanger les sourires. J’ai besoin de silence pour voir les corps et ressentir leurs parcours à travers le temps. J’ai besoin de silence pour me laisser traverser par l’émotion de la rose. J’ai besoin de silence pour baigner dans cette Présence étonnante, inexplicable et inexpliquée sinon dans son ressenti vibratoire. J’ai besoin de silence car le temps vécu ici est un cadeau de la Vie à goûter et honorer à chaque instant pour le ramener et le proposer dans le monde.

Pendant la nuit, la pluie et les mots purifient et consolent la Terre et les âmes et au matin sur le chemin sacré le papillon qui repose dans la main de l'homme réinvente l'histoire.